Certaines photographies font l’histoire, mais elles ne savent pas l’histoire qu’elles font. C’est le cas de ce cliché célèbre de Malick Sidibé montrant un danseur, quasi contorsionniste, qui s’exhibe sur la piste de danse juste devant une jeune femme aux bras nus, intitulé par l’artiste Regardez-moi! Il y a dans cette photographie une évidente jubilation, une joie qui correspond, à plusieurs milliers de kilomètres de distance, à ce que vit la jeunesse en Occident. Une nouvelle classe d’âge est en train de naître alors, qu’Edgar Morin décrit dans les colonnes du journal Le Monde, en juillet 1963, attirée par la musique, les danses modernes – rock, twist – et par un « message d’extase sans religion, sans idéologie ». À Bamako aussi, la jeunesse accède et construit sa propre culture, en écoutant de la musique à la radio – on capte les fréquences américaines –, en achetant les petits 45 tours et en plébiscitant certains artistes maliens comme Boubacar Traoré, qui pro-duit alors le véritable hymne pop des années 1960 : Mali twist.
Ce cliché est l’une des images emblématiques de l’affirmation des beaux corps de jeunes gens qui se fichent de prendre le contre-pied de la génération de leurs parents.
Cette photographie, sans le savoir, porte en elle un moment à la fois politique et érotique soft. Deux ans après la proclamation de l’indépendance du Mali qui installe au pouvoir un gouvernement «,socialiste », soutenu en pleine guerre froide par l’Union soviétique, ce danseur aux yeux hallucinés, au visage figé dans un rictus d’effort, comme saisi dans le moment d’une transe traditionnelle, est l’étendard ondulant d’un nouveau monde. Il promeut, dans son twist, une image plus glamour de la société collectiviste, un communisme tropicalisé rompant avec la vision triste des pays de l’Est. L’Afrique – Cuba à la même époque – donne une nouvelle énergie, faite de sensualité, à l’utopie politique.
Cette image prise dans la capitale du tout jeune Mali casse ainsi les clichés sur l’Afrique : pas de foule de misérables, affamés ou en haillons, pas de drame, pas de savane ni de forêt. Mais des individus, beaux garçons et jolies filles, dotés d’une énergie exceptionnelle et qui font la fête! Ce cliché est l’une des images emblématiques de la liberté retrouvée, de la sortie d’un peuple de son état de minorité, mais aussi et surtout de l’affirmation des beaux corps de jeunes gens qui se fichent de prendre le contre-pied de la génération de leurs parents, celle des indépendances, en collant ainsi aux modes et aux musiques de l’ancien colonisateur. Son auteur, Malick Sidibé – berger, joaillier, puis photographe –, enregistre ce moment en voyeur, captant l’éros qui voltige sur cette scène improvisée. Ici, tout est produit de l’instant et de l’instinct.
L'oeil de Bamako
Sidibé est fasciné par le «mojo» d’une jeunesse qui tourbillonne sur des airs de twist et de rock. «L’œil de Bamako», comme on le surnomme, écume les «bals poussière» et les clubs à la mode – avec leurs noms curieux qui veulent sonner étranger. Il est bientôt connu et reconnu dans les nuits endiablées de la capitale. Avec un strabisme qui signale symboliquement la singularité de son regard, il a le génie du cadre et de la lumière. Il se passionne pour cette jeunesse qui échappe à la famille le soir et profite du vent de libéralisation pour rompre avec la vie traditionnelle, marquée par la combinaison du regard social et des standards de relation homme/femme, inspirés historiquement tour à tour par le christianisme missionnaire et l’islam.
Tous ses muscles sont bandés. Son tronc est écorce. Ses jambes, des colonnes de pierre.Mimant ainsi la puissance d'un corps qui se cambre et se tend au plus haut de l'amour. il y a à l'évidence dans ce corps une beauté explosive, un érotisme proclamé et joyeux.
Sidibé titre cette image Regardez-moi!, et c’est bien d’exhibition dont il est question. Le corps du danseur imite les standards du chanteur rock, ses poses et ses postures outrancières qui scandalisent alors les foules de parents en Europe – qu’il s’agisse d’Elvis the Pelvis ou de Johnny. Les garçons qui dansent font – c’est vrai – leur parade d’amour. Quitte à être démonstratifs. Mais – est-ce l’innocence de ces très jeunes twisters maliens ? – la posture n’a pas la dimension provocatrice de celle des blousons noirs. Quoi qu’il en soit, rock, twist et slow ont un évident intérêt : ils mettent en scène les corps selon une rhétorique bien différente des danses traditionnelles. Prêts à adopter un autre langage du désir.
Une virgule musicale
Regardons d’un peu plus près ce jeune danseur qui nous y invite. C’est un garçon qui danse le twist. Twist signifie en anglais «tourner», «tordre», «déformer». Voilà donc un corps qui, pour suivre le déhanché-chaloupé propre à ce rythme, se dévisse, se cabre et se distord. Le danseur épouse métaphoriquement les ondulations de la musique et, en quelque sorte, se les rentre dans le corps. Tout, jusqu’aux motifs de sa chemise, exprime ainsi cette modulation. En vedette éphémère de la piste qu’il est devenu à l’instant, il affiche un sourire : celui de l’acrobate qui se rit de l’effort. Le voilà triomphant en train d’épater les jeunes filles qui twistent autour de lui. Mais – et c’est cette forme qui retient l’attention de Sidibé – il est une courbe lancée dans le vide arrière, une virgule musicale défiant les lois de la pesanteur et qui fait rayonner toute l’image de son énergie oblique. En particulier dans cet ictus chorégraphique où le corps se bloque, forme résultant de la poussée contradictoire du mouvement et de l’immobilité, et qui inscrit un suspens dans la danse : en cet instant paroxystique, le corps du danseur s’arc-boute en arrière pour dessiner une arche qui tient et menace à la fois de lâcher. Tous ses muscles sont bandés. Son tronc est écorce. Ses jambes, des colonnes de pierre. Mimant ainsi la puissance d’un corps qui se cambre et se tend au plus haut de l’amour. Il y a à l’évidence dans ce corps une beauté explosive, un érotisme pro-clamé et joyeux.
Néanmoins, cet éros de l’indépendance – dont les corps se jouent des lois de l’équilibre – n’aura qu’un temps, puisque, à la suite du renversement du président Modibo Keïta, la fête est finie en 1968. Le régime militaire et autoritaire de Moussa Traoré, plus austère, reprend les choses en main et ferme les nombreux lieux où cette jeunesse se rencontrait. On ne danse plus. On ne s’exhibe plus. Et Malick Sidibé s’en-ferme dans son studio pour produire des photos posées…
Thierry Grillet est essayiste. Dernier ouvrage paru : Walker Evans, Dorothea Lange et les photographes de la Grande Dépression, Paris, Éditions Place des Victoires, 2017.