« L’image vidéo est au centre de notre époque et nous vivons avec notre temps. Elle suscite un intérêt toujours plus important auprès d’une génération d’artistes nés dans une société d’images. Le fait que les quatre artistes nommés au Turner Prize cette année soient des vidéastes n’est pas anodin et prouve l’importance de ce médium aujourd’hui dans le champ des arts. » Par cette déclaration, Jean-Conrad Lemaître qui, avec son épouse Isabelle, collectionne exclusivement des œuvres vidéos depuis 1996, souligne bien l’intérêt croissant que portent non seulement les artistes au médium vidéo, mais également l’ensemble du milieu de l’art et ses structures. La sélection du prix Marcel-Duchamp cette année, pour lequel trois des nommés placent le film ou la vidéo au cœur de leur pratique, ne fait que renforcer ce constat. Outre sa contemporanéité technologique, la vidéo fait-elle converger vers elle un faisceau de problématiques qui font d’elle un médium du présent expliquant la faveur dont elle bénéficie aujourd’hui ? Si «le médium c’est le message», pour reprendre l’affirmation de Marshall MacLuhan dans son ouvrage paru en 1964, Pour comprendre les médias, la vidéo présente-t-elle des caractéristiques qui en déterminent l’impact social par son usage même ?
Un « art qui raconte »
Mathilde Roman, curatrice de l’éphémère festival biennal niçois Movimenta consacré à l’image vidéo, rappelle que « ce médium obéit à une temporalité différente de celle du cinéma. La vidéo s’inscrit dans le temps de l’exposition et invite à réfléchir à la question de la déambulation, de la circulation des regards, de la répétition, du rapport à l’espace. Elle implique la centralité du corps dans son rapport aux images, un corps à la fois réel et virtuel. C’est dans ce rapport à l’espace qu’elle se distingue du cinéma et propose des processus de narration distincts». Olivier Marboeuf, directeur de Khiasma, voit dans cette articulation entre une mise en récit propre à l’art vidéo et la question du corps, un des fondements de la vidéo. Selon lui, «la vidéo interpelle d’une part la question du corps et d’autre part, la question de la fabrication des images et de leur circulation dans une économie rapportée à l’individu, par opposition au cinéma qui est un produit industriel. La vidéo s’est imposée comme un médium privilégié des questions identitaires à travers le sujet de la représentation, du mouvement et de la performativité du corps et ce, dès les débuts de son histoire en permettant d’interroger des pratiques minoritaires. C’est un“art qui raconte” et pose la question de savoir “qui raconte ”.» L’aspect historique d’une inter-rogation plaçant au cœur des dispositifs les corps et la question de l’identité est particulièrement sensible à la Biennale de Rennes cette année. Le film de Barbara McCullough de 1976 présentant une femme noire en train d’effectuer des rituels dans un contexte de ruines urbaines du quartier noir de Watts à Los Angeles donne cette profondeur généalogique à de nombreuses pratiques contemporaines. Ainsi que l’explique Céline Kopp, directrice de Triangle France à Marseille et co-commissaire de la Biennale de Rennes avec Étienne Bernard, «l’artiste pose la question de la femme au sein de la revendication des droits civiques. On assiste dans ce film à un processus résolument émancipateur de prise de pouvoir par une femme sur son propre corps à l’image et par l’image, avec la présence de ce corps à taille réelle qui exacerbe la manière dont elle prend possession de l’espace.
On observe ici la généalogie d’une réflexion portant sur la représentation, en l’occurrence des minorités, que poursuivent aujourd’hui Wu Tsang et Fred Moten dans la biennale. Même si l’interprétation par ces derniers de la question y paraît pessimiste et repose sur une impossible représentation, la beauté qui se dégage de corps performant une forme de deuil a la même puissance que celle contenue dans la phrase de Fred Moten : “It hurts so much that we have to celebrate”, cela fait tellement mal que l’on doit faire la fête.»
Dans une approche qui prend le contre-pied d’une vision pessimiste des questions d’identité, Martha Kirszenbaum, curatrice indépendante et commissaire de l’exposition de Laure Prouvost au pavillon français lors de la prochaine Biennale de Venise, a récemment assuré le commissariat conjointement avec Myriam Ben Salah de I Heard You Laughing, une série de programmations vidéos itinérantes. «Le projet réunissait un certain nombre d’artistes du monde arabe qui repensent la manière dont on appréhende cette région afin de déconstruire les stéréotypes qui y sont associés, qu’il s’agisse du terrorisme, de la guerre ou des femmes voilées… L’idée était de se pencher sur des fondamentaux tels que la culture populaire, l’humour ou la musique en vue de “désorientaliser” notre regard sur ces régions. Ici, la vidéo permet d’approfondir des questions au cœur des-quelles se trouve la notion d’intime dans un monde d’images où chacun peut filmer son environnement immédiat avec son téléphone. Quand l’espace public et l’espace privé sont extrêmement cloisonnés, un simple téléphone permet de s’affranchir plus facilement des barrières sociales liées à la manipulation d’un objectif de prises de vues et cela change radicalement les conditions de production comme de réception des images. »
Pour sa part, Marcella Lista,conservatrice en chef, responsable de la collection Nouveaux médias au Centre Pompidou, sedit réservée quant aux «politiques de l’identité», dont les dérives, à ses yeux, peuvent nourrir des camps retranchés dans l’art comme dans la société. Pour elle, «la vidéo se caractérise avant tout par une forme temporelle, à la fois acoustique et visuelle. C’est un dispositif dont on partage la durée de déroulement, qui demande une disponibilité. Ce médium, comme d’autres, implique diverses formes d’écriture : rythme, narration, dramaturgie, outre les outils plus spécifiques au cinéma et qui peuvent aussi y être employés. Un certain nombre d’artistes affinent aujourd’hui le montage dans l’espace, à travers plusieurs écrans venant diffracter la linéarité narrative. La technique n’est pas nouvelle, elle est l’un des moyens – non le seul – d’aborder des récits multiples, complexes. L’installation réalisée par Mohamed Bourouissa dans le cadre du prix Marcel Duchamp, Pas de temps pour les regrets, en est un exemple : un carrousel d’écrans, tournant à un rythme changeant, déploie un récit fragmenté. Diverses voix de l’Algérie s’y font écho, autour du dialogue entre l’artiste et un patient du premier hôpital psychiatrique construit dans le pays. Trajectoire historique et trajectoire intime s’y mêlent dans une vision toujours partielle, inachevée. »
Ce que montrait par ailleurs le prix Marcel Duchamp, c’était l’attention portée par les artistes aux conditions de réception comme de projection. Si la présentation d’œuvres vidéo en exposition peut s’apparenter à un montage de séquences filmiques, elle représente souvent un défi curatorial au cœur duquel se pose la question de la présentation. Selon Olivier Marboeuf, « le dispositif de monstration est fondateur pour la vidéo. Il s’agit de montrer avec soin en créant les conditions d’un débat et d’un partage que l’on retrouve au cœur de la question de la production qui ne peut être envisagée que sous forme de conversation.» Et, devant la lassitude éprouvée par de nombreux acteurs de ce champ à l’égard d’un médium qui a souvent été maltraité dans son exposition, l’accent est de plus en plus mis sur cette attention aux conditions de monstration. En 2014, Caroline Ferreira lance Caro Sposo avec la complicité de trois curateurs, Clément Dirié, Stéphanie Cottin et Marie Canet, en investissant la cinémathèque Robert-Lynen à Paris, et aujourd’hui l’auditorium de l’École des beaux-arts de Paris. « L’idée consiste à montrer la vidéo dans des conditions optimales d’attention à l’écran, un modèle qui suscite l’adhésion des artistes», sou-ligne la curatrice, en précisant que « les conditions d’accès, en boucle ou sous forme de séances, sont défi-nies avec eux» et se prêtent ensuite à la conversation. Faut-il voir là la tentation d’un retour au cinéma, ce dispositif qui raconte une histoire de l’autorité de l’image, par un médium pensé comme non autoritaire et qui s’en était échappé? Ou bien le développement d’images immersives toujours plus enveloppantes qui racontent un nouveau chapitre d’une histoire de dispositifs? Ceux-ci situant le regardeur au cœur de flux d’images qui informent la mémoire en laissant apercevoir le futur?