Elke Kupfer, une artiste qui réalise des collages de grand format à l’aide de sacs en plastique, a dû quitter son atelier dans le quartier berlinois de Kreuzberg en 2015. L’immeuble, une ancienne fabrique de savon convertie en atelier d’artiste situé sur Erkelenzdamm, a été racheté par le promoteur immobilier Akelius, société qui a depuis rénové les lieux pour en faire son siège dans la capitale allemande. Elke Kupfer a recherché pendant un an un nouvel atelier qui soit suffisamment spacieux pour qu’elle puisse y réaliser son travail tout en restant abordable. « Je n’ai rien pu trouver, explique-t-elle. Je visitais parfois trois espaces par jour. C’était très stressant.» Après avoir revu à la baisse son exigence de superficie minimale, elle a finalement trouvé un atelier dans le quartier de Neukölln. « Mais il me coûte trois fois le montant de l’ancien loyer et je ne peux pas y réaliser de grands formats », précise-t-elle.
Son histoire n’a rien d’exceptionnel. Depuis les années 1990, Berlin a attiré de nombreux artistes, ces derniers séduits par des loyers peu élevés, de spacieux bâtiments vides, une contre-culture dynamique et une atmosphère tendance et libérale. La ville est aujourd’hui le principal centre de production artistique mondiale après New York. Olafur Eliasson, Ai Weiwei et Alicja Kwade font partie des principaux artistes y disposant d’un atelier. Mais,depuis dix ans, la ville connaît un boom de l’immobilier entraînant une montée en flèche des prix, qui menace son attractivité pour les artistes. En 2017, Berlin a affiché le taux d’inflation immobilière le plus élevé au monde, à près de 20,5 % par an, selon le spécialiste de l’immobilier Knight Frank.
Des loyers qui s’envolent
Pour les quelque 8000 artistes installés dans la ville, la situation est d’autant plus délicate que la majeure partie d’entre eux vit sous le seuil de pauvreté. Une étude récente de l’Institute for Strategy Development (IFSE) portant sur plus de 1700 artistes berlinois a montré que seuls 10 % ont suffi-samment de revenus pour vivre de leur activité artistique. Environ 20 % des artistes ont vu le loyer de leur atelier augmenter dans une fourchette située entre 50 % et 100 % depuis 2010. « Ce ne sont pas seulement les loyers des ateliers qui sont désastreux pour les artistes, ajoute Martin Schwegmann, directeur de la BBK (syndicat professionnel des artistes plasticiens de Berlin). C’est également le fait que les logements deviennent moins nombreux et plus onéreux. Les prix s’envolent. Les artistes ont tendance à favoriser la gentrification et l’augmentation des prix. Nous devons nous assurer que ce phénomène n’entraîne pas leur départ forcé de la ville. »
Dans certains cas, il est déjà trop tard. Katrin Plavcak, peintre viennoise, s’est installée à Berlin en 2002, et a rapidement trouvé un atelier et un appartement. Mais elle a été expulsée de la communauté artistique de Post Ost, une ancienne poste située dans le quartier de Friedrichshain, lorsque celle-ci a été rachetée par un investisseur en 2016 et transformée en pépinière pour start-up technologiques. Katrin Plavcak a ainsi décidé de regagner Vienne lorsqu’elle y a retrouvé un atelier et un logement abordables. « C’est triste, témoigne-t-elle. J’étais très heureuse à Berlin et notre communauté de Post Ost était formidable. J’y serais restée si j’avais pu. »
La gentrification menace très précisément ce qui, à l’origine, a attiré les artistes – et beaucoup d’autres – à Berlin : un côté « branché » légèrement délabré et sans ostentation, et un charme qui, en 2003, ont fait dire à son maire de l’époque, Klaus Wowereit, que la ville était, en résumé, « pauvre mais sexy». La population y augmente de 40000 habitants paran mais la construction de logements ne suit pas. Le maire actuel, Michael Müller, envisage même de limiter l’accès à la propriété pour les non-Berlinois, afin de préserver les logements abordables. « Nous ne sommes plus aussi pauvres, mais toujours aussi sexy», plaisantait-il récemment dans un entretien accordé à un journal.
La rançon de la gentrification
La gentrification de Berlin suit un schéma courant qui rappelle ceux de Londres ou de New York. « Les artistes arrivent, poursuit Elke Kupfer. L’immobilier prend de la valeur. Puis, les artistes sont chassés, et la raison pour laquelle les gens se sont installés là à l’origine a disparu. Nous prenons le même chemin que Londres en termes de prix, et je trouve ça vraiment dommage. »
Le Sénat de Berlin subventionne des ateliers d’artistes dans toutes les disciplines (théâtre, danse, musique, art) à hauteur d’environ 7,3 millions d’euros par an et investit 7 autres millions dans l’acquisition, la transformation et la rénovation d’espaces adaptés à l’activité artistique. La BBK acquiert des ateliers d’artistes, qu’elle peut louer aux alentours de 4 euros le mètre carré – prix très largement inférieur aux taux du marché. Environ 900 de ces ateliers protégés sont disponibles à la location, et Martin Schwegmann estime que 4000 de plus seront nécessaires à moyen terme. Pour chaque atelier loué, il reçoit en moyenne dix candidatures. Dans le cas des quartiers les plus prisés comme Kreuzberg, il peut y avoir jusqu’à 90 postulants.
Comme les prix ont beaucoup augmenté et les disponibilités se sont réduites au centre-ville, Martin Schwegmann cherche des solutions créatives au-delà des limites du S-Bahn, la ligne de train de banlieue qui entoure la ville. Le projet le plus récent de la BBK, qui vise à créer 2000 nouveaux ateliers d’ici à 2020, est de créer des « campus d’art » en périphérie de la ville. Il pourrait s’agir soit de complexes flambant neufs, soit de rénover des constructions « Plattenbau » – ces blocs résidentiels en béton préfabriqué bâtis par l’Allemagne de l’Est communiste.
Klaus Lederer, sénateur pour la Culture et l’Europe de Berlin, a fait de la création de nouveaux espaces destinés aux artistes sa priorité absolue. Mais il n’a pas les mains libres. Criblée de dettes depuis les années 1990, la Ville a d’ores et déjà vendu nombre de bâtiments publics, si l’on en croit le composi-teur Boris Joens. « Cela aurait dû arriver bien plus tôt, précise-t-il. La scène artistique et culturelle de Berlin est un outil de promotion pour la ville, mais elle ne peut survivre que si on nous laisse la place de travailler. Le plan d’action est très ambitieux et je suis sceptique quant à la possibilité d’atteindre ces objectifs.» Boris Joens est l’un des fondateurs d’Allianz Bedrohter Berliner Atelierhäuser (Alliance pour les ateliers et logements menacés à Berlin), un réseau qui proteste contre la disparition des espaces de travail des artistes. Comme Katrin Plavcak, il a été expulsé de Post Ost. Il est aujourd’hui à la recherche d’un nouvel atelier avec d’autres artistes qui souhaitent louer de vastes espaces en commun. « Il n’y a plus rien en centre-ville, déplore-t-il. Si vous avez de la chance, vous pourrez éventuellement trouver quelque chose via le programme de la BBK. Mais c’est exceptionnel. »
Alors que les loyers continuent d’augmenter, Boris Joens, comme beaucoup d’autres artistes, envisage une solution qui, en d’autres temps, aurait été impensable : déménager en banlieue.