Une ruée vers l’or, une bulle, une exubérance irrationnelle, ou pour-quoi pas le Saint Graal? Telles sont les qualificatifs les plus extrêmes de la blockchain qui est passée l’an dernier du simple langage technique obscur à une langue commune. Elle est de plus en plus présentée comme une nouvelle révolution numérique par de nombreuses start-up technologiques dans des domaines aussi variés que l’immobilier, la musique, le diamant, les assurances, l’archéologie marine et également l’art. Le magazine Wired a récemment publié un article intitulé « Les 187 choses que la blockchain est censée améliorer », citant notamment le cancer, le changement climatique et même le papier.
En juillet, Christie’s s’est associé à Vastari, une société en ligne qui facilite les prêts aux expositions et les itinérances, pour organiser un colloque artistique et technologique à Londres. Intitulé « Exploring Blockchain », il n’était que le premier d’une série axée sur les nouvelles technologies impactant le monde de l’art.
Pour simplifier, la technologie de la blockchain, ou technologie des registres distribués (DLT), a été développée à l’origine pour enregistrer les transactions en cryptomonnaie comme le bitcoin. L’information sur les transactions n’est pas stockée en un endroit unique, mais intégrée en code numérique dans des bases de données partagées et protégées contre l’effacement, la falsification et la révision. Cette méthode de saisie et de stockage des informations dans une base de données qui ne peut être ni modifiée ni corrompue a de nombreuses applications potentielles sur le marché de l’art, et un nombre étonnant d’optimistes utilisent déjà la blockchain.
Il existe d’innombrables blockchains, dont la plupart sont privées, et l’un des problèmes est leur manque d’interconnectivité. La DLT est encore une technologie naissante et la question est de savoir si une poignée d’acteurs finira par dominer le marché comme cela s’est déjà produit avec le bitcoin.
Une multitude d’interprétations
Donner un sens à ces initiatives est un défi, mais il existe divers modèles économiques tirant parti de la blockchain dans le domaine de l’art. La plupart utilisent la plate-forme blockchain Ethereum, une approche bien moins coûteuse que de mettre sur pied sa propre solution. Le premier modèle est celui des registres d’art, où la technologie offre des avantages incontestables. Toutes les informations relatives à une œuvre d’art sont enregistrées dans la chaîne, de sorte que la pro priété de l’œuvre peut être suivie et ses caractéristiques enregistrées sous une forme qui ne peut être modifiée. C’est plutôt une bonne chose pour la vérification de l’authenticité, de la provenance ainsi que pour la confiance. Elle peut être particulièrement avantageuse pour les artistes de leur vivant car elle leur permet de suivre les ventes et, éventuellement, de revendiquer le droit de suite perçu à la revente de l’œuvre.
La blockchain pourrait améliorer de nombreux aspects du marché de l’art en offrant une base de données sécurisée sur la provenance, l’authenticité et la propriété.
Des sociétés comme Artory, Verisart et Codex proposent l’enregistrement et des certificats pour le domaine de l’art. Les informations saisies dans la blockchain doivent être exactes, ce qui les rend utilisables pour les œuvres des artistes de leur vivant.
Pour les transactions d’œuvres d’art, Codex a noué des partenariats avec environ 5 000 maisons de ventes aux enchères, qui sont toutes enregistrées dans sa blockchain. Paddle8 s’est également associée à son propriétaire, The Native – une société technologique suisse –, pour proposer un P8Pass aux acheteurs qui atteste de leurs achats sur la blockchain, ce qui renforce la confiance.
Artory dispose d’une liste de spécialistes qui vérifient les informations enregistrées dans la blockchain. Codex et Verisart n’ont pas cette rigueur, avec parfois des conséquences absurdes. En juin, Terence Eden, une personnalité du monde du numérique, s’est inscrit en tant que propriétaire de La Joconde de Léonard de Vinci sur le réseau Verisart et a reçu un certificat le prouvant. Il n’en est évidemment pas le propriétaire et, comme le souligne Verisart, l’horodatage à lui seul le prouve. Mais cela met en évidence un problème dans le système – comme l’a précisé Nanne Dekking d’Artory lors du colloque de Christie’s, « données inexactes, informations erronées » (bien qu’il ait utilisé un terme plus cru). Le fait de rattacher un objet physique à ses données blockchain pose problème, c’est pourquoi de nombreux intervenants tentent d’y apporter des solutions. Parmi ceux-ci figurent Value Protocol, Dust Identity et Tagsmart, qui appose un tampon au dos de l’œuvre d’art, puis colle un QR code sur le dessus pour créer une balise. Un certificat et un passeport numérique sont alors délivrés, qui peuvent être renseignés dans la blockchain.
Certaines sociétés utilisent la blockchain pour le commerce de l’art numérique. Tel est le cas de CryptoPunks (10 000 personnages uniques pixélisés), CryptoKitties (des chats numériques) et DAdA. nyc (plateforme de réseau social où les gens communiquent entre eux à travers des dessins), ou encore d’une œuvre crypto-artistique éditée, The Forever Rose, qui s’est vendue pour un million de dollars en cryptomonnaie, bien que ce soit uniquement un code sans la moindre forme physique, selon Kevin Abosch, l’artiste conceptuel irlandais qui l’a créée. Ce dernier a récemment lancé avec Ai Weiwei un projet d’art crypto-graphique intitulé « What is priceless? » qui utilise des adresses dans la blockchain en guise de proxy pour des « moments inestimables » que les deux artistes ont partagés.
Propriété fractionnée
Comme le précise John Zettler, du réseau Rare, spécialisé dans l’art numérique : « avant, n’importe qui pouvait reproduire et redistribuer un fichier numérique, mais l’enregistrement des œuvres sur la blockchain garantit la pérennité et certifie la propriété, autorisant ainsi un second marché ».
Cependant, le domaine le plus actif et le plus expérimental a été jusqu’à présent l’investissement dans l’art, notamment la propriété fractionnée ou la transformation en jetons, qui permet à toute personne d’acheter une petite part d’une œuvre d’art et de la revendre. L’acteur le plus emblématique est Maecenas, mais bien d’autres exploitent des systèmes comparables. Le message de Maecenas est clair : il ne s’adresse «pas aux amateurs d’art, mais aux investisseurs »; l’œuvre ne quitte jamais un port franc ou une réserve sécurisée. Au moment d’écrire ces lignes, le site proposait des parts de l’œuvre 14 Small Electric Chairs de Warhol (1980), détenues à 51 % par Dadiani Syndicate (basé dans le quartier de Mayfair à Londres), associé à Maecenas. Selon Marcelo Garcia Casil, cofondateur de Maecenas, trop de personnes ont souscrit à l’offre. La société offre également des prêts aux galeries et aux collectionneurs qui mettent en gage leurs œuvres d’art. Maecenas et les autres start-up, comme Look Lateral, acceptent les paiements en jetons (en cryptomonnaie, et principalement la leur). Maecenas possède Art, Look Lateral détient Look, et ainsi de suite.
Les sociétés collectent des fonds via l’émission d’actifs numériques échangeables contre des cryptomonnaies (InitialCoinOffering,ICO), les investisseurs s’engageant à acheter des jetons en monnaie-fiat (monnaie fiduciaire entièrement contrôlée par les États) ou en cryptomonnaie comme le bitcoin. C’est un modèle similaire au crowdfunding, et comme Anton Ruddenklau, coresponsable de la technologie financière chez KPMG International, l’a précisé chez Christie’s : «Il s’agit essentiellement d’argent gratuit. »
Un grand battage médiatique entoure ces start-up qui citent avec empressement de nombreux chiffres pour estimer la valeur totale du marché de l’art et des objets de collection, allant de 1,6 billion de dollars (Codex) au chiffre hallucinant de 4 billions de dollars (Tilburg University). Ces chiffres aident les entrepreneurs à vendre l’idée qu’il faut libérer le potentiel du marché en le monétisant. Tout le monde n’est pas de cet avis. Lors du colloque chez Christie’s, Zettler précisa : « quiconque cherchera à transformer les œuvres d’art physiques en jetons échouera ». Il est clair qu’il y aura toujours un risque avec les start-up qui créent leur propre monnaie. Il existe plus de 1 000 cryptomonnaies mais, selon un article récent, plus de 800 d’entre elles ne valent plus rien.
Alors, Saint Graal ou poudre de Perlimpinpin? La réponse se trouve quelque part entre les deux. La blockchain pourrait améliorer de nombreux aspects du marché de l’art en offrant une base de données sécurisée sur la provenance, l’authenticité et la propriété. Différents niveaux d’accès au moyen de « clés » peuvent garantir le respect de la vie privée – une considération importante sur le marché de l’art.
Lors d’une présentation utopique chez Christie’s, la spécialiste de la photo Anne Bracegirdle a envisagé un monde où toutes les informations sur les œuvres d’art, leur provenance, leurs transactions, leurs prix et leurs propriétaires pourraient être regroupées en une seule blockchain commune pour les professionnels, Des galeries et des conservateurs aux collectionneurs, conseillers et mai-sons de ventes. Les économies réalisées en coûts administratifs seraient impressionnantes. Utopie ou avenir? Seul le temps nous le dira.