Pour Camille Llobet, la langue est au centre de tout : l’éloge de la formulation aussitôt suivi du constat de son échec. On imaginerait même qu’elle remplace tout. C’est arrivé par hasard. Camille Llobet a grandi à la montagne, dans une atmosphère marquée par Mai-68. Au lycée, une option théâtre l’a intéressée, mais pas au point de se consacrer totalement à la scène. Puis des études d’histoire, et une école d’art, découverte par hasard à Nancy, quelques jours après la rentrée des classes.
Plusieurs expériences fondatrices ont marqué son rapport intime à la langue, à commencer par des liens avec la Hongrie et avec une famille dont elle ne parlait pas la langue, mais avec qui elle a longtemps entretenu des échanges précis. Quelques figures aussi, comme celle de Robert Bresson, qui faisait répéter leurs textes à ses acteurs jusqu’à l’épuisement – Camille Llobet s’engage elle-même très fortement dans ses œuvres, performances ou vidéos, et répète toujours avec ses intervenants ce qu’elle attend d’eux.
Dans l’une de ses réalisations les plus récentes, Majelich (2018), elle fait babiller Magali Léger, une célèbre soprano. La vidéo se déroule en trois mouvements : l’interprétation en direct et au casque du babil d’un bébé par la cantatrice, puis une improvisation de babil, enfin une interprétation de sa propre voix d’adulte enregistrée au préalable en courtes boucles sonores. Ce sont à la fois les prémices de la langue qui sont examinées et la langue elle- même, davantage productrice de sons que de sens ou de musique. Quelques années auparavant, pour sa vidéo Prosodie (2013), Camille Llobet avait demandé à deux personnes – et s’était elle-même pliée à l’exercice – de transcrire en direct au casque les dix premières minutes d’Il était une fois dans l’Ouest, afin d’observer la déconstruction progressive du discours jusqu’à la production de sons primitifs, proche de la ventriloquie.
Déplacements
Chez Camille Llobet, l’observation et la présence du réel sont essentielles. En ce sens, c’est peut-être Jean Rouch qui l’a le plus marquée, notamment sa manière de décrire à la voix ce qui se passait à l’image, au cours de séances de projection à la Cinémathèque française. Mais la démarche de Camille Llobet n’a rien de documentaire. Elle travaille toujours à partir d’une rencontre, puis, en général, d’un déplacement.
Dans sa récente vidéo Revers (2018) – où elle se filme elle-même pour la première fois depuis 2006 –, l’artiste est installée sur le siège passager d’une voiture en marche, les yeux fermés, et décrit à voix haute les formes et les couleurs qui se dessinent sur ses paupières. L’effet de flicker et la forme de ces images lui apparaissent de plus en plus clairement avec les mots qu’elle met dessus, les minutes qui passent et la montée de sa concentration, presque jusqu’à un état de transe.
Le déplacement de l’image aux mots et des mots à l’image se produit à nouveau dans sa collection de dessins Ekphrasis (2017), pour laquelle elle a reproduit manuellement, par scan et par agrandissement, des descriptions d’œuvres d’art trouvées dans des catalogues de vente anciens – et dont le style est parfois tout un poème.
Camille Llobet donne en général peu d’informations à ses visiteurs. Tout au plus apprend-on parfois ce qui s’est passé à la fin d’une vidéo dans des commentaires qu’elle fait elle-même. Ses œuvres conservent une part de mystère et de densité silencieuse.
Dans Faire la musique (2017), seuls quelques indices laissent deviner que les personnages qui se succèdent à l’écran sont des sportifs de haut niveau, auxquels l’artiste a demandé d’effectuer devant sa caméra des exercices de répétition mentale de leurs gestes, avec la même concentration que s’ils s’entraînaient pour une Coupe du monde. À la fin de chaque séquence, les protagonistes semblent se réveiller comme d’un long sommeil. Il ne s’agissait pas de placer sur eux des capteurs, mais de s’interroger par le biais d’un regard poétique sur la manière dont on peut enregistrer la pensée.
Camille Llobet s’est aussi beaucoup intéressée à la langue des signes et à ses contournements. Voir ce qui est dit (2016) se déroule en deux mouvements : un chef d’orchestre en train de diriger une symphonie, et auprès duquel une femme sourde décrit en langue des signes le spectacle qu’elle a sous les yeux ; puis la description en direct par Camille Llobet des gestes de cette femme, telle une réappropriation poétique de la langue des signes.
Outre ses vidéos et ses dessins, Camille Llobet a réalisé jusqu’à présent un unique objet, une sorte de radio militaire qui aurait rencontré un flight case de musicien. Graffiti (2012) est un poste d’écoute équipé de jacks d’aviation. On se branche selon l’envie sur Istanbul, Tirana, Marseille ou Paris, et on l’entend lire les graffitis vus sur les murs de ces villes. À ce jour, dans son œuvre, une seule photographie aussi : Kastra-Faliro (2010), qui montre un quartier d’Athènes vu de loin, à travers un trouble de la perception. Il est toujours chez elle question de l’invisible.
« Camille Llobet. Idiolecte », 26 janvier-23 mars 2019, galerie Florence Loewy, 9, rue de Thorigny, 75003 Paris.