C’est un drôle de vocable issu de l’Islandais, difficile à prononcer, évidemment, pour un non-natif de ce pays : Jæja, quelque chose comme « Bon ! » ou « Eh bien ! ». Gudjon Ketilsson l’a choisi à dessein comme titre pour cette vaste rétrospective que lui consacre le Reykjavik Art Museum dans le cadre de son annuelle « Mid-Career Exhibition » [« exposition de milieu de carrière »]. « Ce mot, on peut y recourir à presque n’importe quelle occasion, explique l’impétrant.En soi, cela ne signifie pas grand-chose, mais chacun peut le faire sien et lui donner sens, selon un contexte, des circonstances ou, plus simplement, une manière de le prononcer ». Des propos liminaires au travers desquels résonne, comme en miroir, une forme de méthodologie chère à cet artiste né à Reykjavik en 1956 : mettre l’accent sur des objets souvent insignifiants ou des petits riens du quotidien et les révéler, sinon les valoriser, en les exhibant dans un nouveau contexte. Cette monographie rassemble des œuvres de ces trois dernières décennies, d’où sourd une forte inclination envers le travail du bois.
« J’aime travailler avec le corps », dit Gudjon Ketilsson en amorçant la visite, alors qu’un rapide coup d’œil de l’espace ne laisse entrevoir nul être humain, ou presque. Davantage que le corps, il s’agit, en fait, de ses « extensions », autrement dit des vêtements qui l’habillent ou des outils qu’il manipule, voire de l’« enveloppe physique » dans laquelle il évolue, en l’occurrence l’habitat. Résultat : sans l’être concrètement, ledit corps est néanmoins présent en force, et ce travail autour de la notion présence/absence fait tout le suc de cette présentation. Ainsi en est-il de cette œuvre intitulée La Noce paysanne, réinterprétation d’une toile de Bruegel l’Ancien (Le mariage paysan, 1567), de laquelle Ketilsson n’a conservé que les couvre-chefs en volume des convives et autres serviteurs, taillés dans le bois. Idem avec ces deux « portraits sculptés » de ses enfants incarnés par leur chevelure respective – tresse pour sa fille et boucles pour son fils –, voluptueux méandres d’acajou dans lesquels on plongerait volontiers les doigts.
L’architecture ou, plus exactement, « l’espace fini » inspirent également à l’envi Gudjon Ketilsson. En témoigne cette série de dessins de villas en devenir, « croqués » juste après l’effondrement du système bancaire islandais dû à la crise financière de 2008. Le trait, sans fioritures, métamorphose ces chantiers suspendus du jour au lendemain en d’étranges sculptures minimalistes. Avec les matériaux proprement dits, la relation peut se faire quasi charnelle. Sans doute le souvenir des corps qui les ont effleurés. « Comme les objets, les matériaux, eux aussi, ‘’disent’’ beaucoup… », estime l’artiste. Avec des morceaux de parquet ou de mobilier récupérés dans des maisons en passe d’être démolies, il a taillé une multitude de parallélépipèdes peu épais, aux formats sensiblement identiques, qu’il a ensuite empilés par strates sur leur tranche, tels des livres dans une bibliothèque (Wood Collection) : « Comme le ferait un roman, chaque fragment de matière raconte, en réalité, l’histoire du lieu où il a été prélevé », souligne-t-il. D’ailleurs, le cartel à rallonge déroule une myriade de récits possibles.
Cette notion de présence/absence se décline allègrement en des concepts voisins, tel que plein/vide ou surface/contenant. Ainsi, cette collection de petits « meubles » (Sans titre) également conçus avec des pièces récupérées, auxquelles l’artiste a ajouté une forme complémentaire qui comble ou matérialise un vide, comme pour parachever une histoire interrompue en cours de route, façon cadavre exquis. Parfois même, une peinture rose chair vient renforcer l’effet tactile.
L’autre pan important du travail de Gudjon Ketilsson est celui autour du langage. Les objets, signes ou symboles qu’il accumule en permanence semblent, peu à peu, dessiner une cohérence, du sens, presque une langue. Il a ainsi façonné une centaine d’outils – la main, donc le corps, encore… – qu’on imaginerait dévolus à divers artisanats, mais qui, lorsqu’on les regarde de plus près, se révèlent parfaitement inutiles, telle une famille d’objets surréalistes (Outils). De ses pérégrinations à pied, Ketilsson récupère de nombreux items cassés qui, une fois fixés sur la cimaise comme sur une portée (À mi-chemin), esquissent une petite musique ou une écriture ne demandant qu’à être déchiffrées.
Réalisée entre 2019 et 2021, la série de photographies grand format The Council of Things [« Le Conseil des choses »] relève du même principe. Dotées d’étagères, les fenêtres de l’atelier de Gudjon Ketilsson se sont, au fil du temps, métamorphosées en mini-cabinets de curiosité accueillant toute une série d’objets hétéroclites : bouteilles, contenants et autres bibelots trouvés, utilisés, voire fabriqués par l’artiste. Celui-ci les a photographiées aux solstices d’été et d’hiver, côté intérieur et côté extérieur, pour en faire des diptyques recto-verso. L’agencement minutieux témoigne non seulement d’une sensibilité esthétique, mais aussi d’une évidente autonomie des objets. Pour peu, en collant l’oreille au plus près du cliché, on les entendrait presque converser entre eux.
« Gudjon Ketilsson, Jæja », jusqu’au 15 janvier 2023, Reykjavik Art Museum, site Kjarvalsstadir, Flykagata, 24, 105 Reykjavik, Islande.